Le calife

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Dès mon entrée en service comme lieutenant quelques mois plus tôt, je m’étais demandé d’où provenait le sobriquet de « calife » qu’on donnait au commissaire Forchot.
Audier, son adjoint, a poussé un tel soupir quand je lui ai posé la question, que j’ai d’abord cru que la question était taboue. Je me suis alors adressé à Guérec, jovial et bedonnant inspecteur, qui m’a fourni un substitut d’explication :
– Y’a pas de théorie définitive. Chacun trouve la petite histoire qui lui plaît. Seule règle : jamais devant le calife lui-même, si tu ne veux pas bananer ta carrière. Parfois, on va se boire une mousse entre nous, au bar du coin, et on compare nos explications.
La première était évidente et tenait à la manière impériale qu’avait Forchot d’occuper sa place de souverain du commissariat. Mais cela allait plus loin : Forchot et Audier se connaissaient de longue date, ils étaient amis depuis leur service dans les tirailleurs tunisiens, avaient eu le même parcours dans la police, étaient arrivés ici en même temps. De fait, Audier aurait pu prétendre lui aussi au fauteuil de commissaire ; il était en quelque sorte l’homme qui voudrait « être calife à la place du calife. »
Différence essentielle entre les deux hommes : leurs personnalités. Forchot était aussi optimiste et confiant qu’Audier était désabusé et défaitiste. À propos de tout obstacle, celui-ci avait l’habitude de dire « c’est pas bon, ça, c’est pas bon », ce qui soulignait d’autant son côté is no good d’éternel aspirant au trône.

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Un soir où je le visitais, mon père m’a demandé d’assister pour lui à l’enterrement de Viviane Latour. Il y avait de la solennité dans sa requête ; physiquement, il n’était plus en état de sortir de chez lui, pas même pour les funérailles de son amie d’enfance et il le regrettait.
Malgré ses étroits liens de jeunesse avec mon père, j’avais à peine connu Viviane Latour. Elle était partie vivre à l’étranger après son mariage et n’était de retour au pays que depuis cinq ou six ans. Elle était maintenant veuve et avait deux filles. Je la connaissais surtout d’après ce que mon père m’avait dit d’elle ; je ne l’avais croisée qu’une fois.
Après une cérémonie religieuse plutôt brève, la mise en terre a été l’occasion d’un profond recueillement dans le froid de novembre. Parmi la vingtaine de proches rassemblés, je ne connaissais personne. Les deux filles, cependant, étaient faciles à identifier. L’aînée, la trentaine, avait l’élégance et la dignité qui avaient dû être jadis celles de sa mère. La cadette, de quelques années plus jeune, n’avait de sa mère que les traits du visage. Pour le reste, les courbes de sa silhouette et l’indolence de ses mouvements lui donnaient l’allure d’une starlette de magazine people. Malgré la sobriété qu’imposait l’événement, on devinait chez elle une personnalité provocante. Ce que les quelques regards que nous avons échangés n’ont pas démenti.

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Un mois s’est écoulé. Mon père n’allait ni mieux, ni plus mal. Je trouvais mes marques dans la routine du commissariat. Je me disais que les initiales du double prénom de Forchot, Alexandre-Émile, avait sans doute à voir avec son surnom : « A-E, flic ». Pourquoi pas.
Après cette première anagramme, j’en ai trouvé une seconde, liée à sa propension à tout trouver simple, élémentaire, évident. Il pouvait me confier une masse de tâches administratives fastidieuses en disant : « facile ! tu remplis les formulaires » ; ou demander en urgence une recherche complexe en disant : « facile ! tu trouves les résultats et tu me les apportes ». Facile, calife !

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Pompiers et policiers présents, la nouvelle a fait le tour du voisinage : une jeune femme retrouvée morte chez elle, étendue devant son bureau, un flacon de somnifères, vide, à côté d’elle. C’est la concierge, intriguée par le raffut des quatre chats de cette locataire, qui avait donné l’alerte. L’histoire ressemblait à un suicide jusqu’à ce qu’un infirmier abaisse suffisamment le col roulé de la victime pour découvrir la marque de strangulation.
L’autopsie allait préciser deux éléments : la victime n’avait pas avalé la moindre gélule – le flacon était donc pure mise en scène – et elle était inconsciente au moment où le meurtrier l’avait étranglée. Un épais dictionnaire se trouvait, ouvert, au milieu du bureau, une gélule rouge déposée en travers du mot « niaiser ». Ce volume avait vraisemblablement servi à assommer Cécile Latour.

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Forchot devait organiser l’enquête dès le lendemain. Nous l’attendions.
– Vous connaissez l’histoire du type qui mange un kouign-amann dans sa voiture ? a demandé Guérec, assis sur son bureau, riant d’avance.
– Ça doit être une histoire d’appel de far, non ? a dit le calife en entrant.
Surpris, Guérec est resté muet.
– En fait on s’en tape de tes vannes bretonnes, a enchaîné Forchot.
Puis il a empoigné une chaise, l’a poussée devant nous et s’est assis dessus à califourchon. Il s’asseyait souvent comme ça, ce qui constituait une autre explication de son surnom. Du reste, son patronyme s’y prêtait : le calife Forchot.
– À première vue, a-t-il continué, cette jeune femme de trente ans était une fille sage, rangée, discrète. Tout le monde semble d’accord là-dessus, voisins, famille, collègues, amis, tous sans la moindre exception. Or on a là un maquillage en suicide et il se trouve que la victime avait au moins deux raisons de vouloir en finir : une rupture sentimentale il y a six mois, et le décès de sa mère il y a quelques semaines.
– C’est pas bon, ça, c’est pas bon, a lâché Audier, la voix pâteuse et l’air abattu. Et comment on va s’y prendre ?
– Facile, a repris Forchot. Malgré l’unanimité des premiers témoignages, on va tous les revoir, un par un. On trouvera probablement un début de faille.

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Quoique mon lien avec la victime ait été très indirect, j’en ai informé le calife. Il a décidé de me tenir à l’écart des rencontres avec les témoins. Ne souhaitant pas pour autant m’exclure du travail d’enquête, il m’a mandaté pour assister aux obsèques, en civil – l’inhumation avait été permise.
Dans le même cimetière, j’ai une nouvelle fois remarqué la jeune sœur, Annabelle Latour, moins à cause de sa tristesse endeuillée que de son regard aguicheur. À la fin de l’enterrement et alors que j’allais quitter les lieux, elle s’est glissée vers moi pour me donner une petite enveloppe avant de rejoindre le reste de sa famille. Quelques mots, un numéro de téléphone. Même son écriture paraissait délurée.

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Un soir du week-end suivant, je rejoignais Annabelle dans un café en me demandant si je devais ou non parler au calife de ce contact-là.
Hors du contexte funèbre et de ses vêtements de deuil, elle devenait une sulfureuse et fascinante bimbo. Elle m’a déclaré tout de go qu’elle avait été très intriguée par ma présence à l’enterrement de sa mère. Questionnées, certaines personnes dans son entourage lui avaient appris que j’étais le fils d’un ami d’enfance de sa mère, mais personne ne connaissait mon nom. Très étrangement, c’était les funérailles de sa malheureuse sœur qui lui avaient permis de me revoir ! Pour ne pas manquer cette seconde occasion, elle avait griffonné quelques mots au dos d’un faire-part et l’avait placé dans l’enveloppe qu’elle m’avait remise.
Puis nous nous sommes laissé couler dans l’atmosphère languide de ce café surchauffé : bavarder, boire, rire, nous regarder dans les yeux… J’ai évité toute allusion à mon travail et, mensonge pour mensonge, j’ai aussi décidé de ne rien dire de tout cela à mes collègues. Et nous avons terminé la nuit chez elle.

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Être à la fois enquêteur sur la mort de Cécile Latour et, secrètement, amant d’Annabelle n’était pas confortable. Je m’en accommodais cependant sans trop y songer, m’étonnant parfois de l’idée que la mort de sa sœur avait permis notre rencontre.
De toute manière, l’affaire stagnait, aucune investigation n’ayant donné le moindre résultat. À l’opposé de celle de sa sœur, l’existence de Cécile n’avait présenté aucune aspérité. Son occupation la plus « olé-olé » semblait avoir été l’animation du Cercle Fraternel de Jeu, une association de joueurs de bridge.
Le dossier se dirigeait silencieusement vers la procédure de classement, lorsque, un matin, je suis entré dans un commissariat en pleine effervescence.
– On dirait que l’affaire Latour va se conclure, m’a dit Audier qui enfilait son manteau. On fonce vérifier ce que dit la lettre.
– Quelle lettre ? ai-je demandé, mais il était déjà sorti.
– Arrivée ce matin par le courrier, a répondu Guérec. Effet terrible, regarde : même à Audier ça a filé la niaque !
– Quelqu’un de proche ?
– Plutôt, oui. Et un mobile dingue : on dirait un caprice de môme.
Au même instant, Forchot est sorti à son tour.
– La lettre est sur mon bureau, m’a-t-il dit. Reste ici, le labo va passer la chercher. C’est une lettre de la personne qui a assassiné Cécile Latour. Elle raconte son coup. Les détails sont indubitables mais on va quand même faire une expertise.
– Lettre anonyme ?
– Non justement : manuscrite et signée. Et formulée comme une lettre d’adieu, dans le genre « quand vous lirez ces mots je serai déjà loin ». On risque de ne pas arriver à l’attraper.
Il est parti et je me suis approché de son bureau. La lettre s’y trouvait. J’ai tout de suite reconnu l’écriture d’Annabelle.

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© Benoît Schwob, 2006

XL art

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Voici les résultats de quelques divagations sous Excel 97.

Je passe rapidement sur le délire pyramidal, brève résurgence de ce que je produisais à l’encre et avec une règle sur du papier quadrillé, pendant mes heures d’ennui au collège. Notons simplement que le point de fuite est au centre du dessin.

Peut-être semblable mais déjà ouvert sur le concept d’aléa, cette imitation de skyline en profondeur. J’en profite pour confirmer que TOUS ces dessins sont faits sous MS Excel.

Textures… Des graphiques en barres et des dégradés sur deux couleurs…

On quitte l’univers du rectiligne pour entrer dans celui de la trigonométrie. Bientôt vingt ans après les avoir découverts, j’éprouve toujours autant de fascination pour le sinus et le cosinus. Je les vois comme le lien intime entre le monde de la rectitude et celui de la rotondité. Ils sont ici présents, non pas dans les sphères colorées mais dans la spirale, évidemment.

Un dessin un peu simpliste, mais j’avais envie de le « voir ». Il était mieux sous Excel, il a un peu perdu au transfert de .xls vers .jpeg. Si ça intéresse quelqu’un, notons que c’est le carré le truc pour augmenter la concentration de points : un aléa (ALEA() sous Excel) se répartit uniformément entre 0 et 1, mais son carré se concentre bien sûr vers 0.


La combine du carré pour la concentration de points, du sinus et du cosinus pour les arcs de cercle : un demi cercle en haut à droite, un sixième de cercle en bas à droite, et le miroir de tout ça à gauche. Du romantisme sous Excel, quoi…